Post #BlackOutTuesday

La mort de l’afro-américain George Floyd, intervenue lors de son interpellation le 25 mai à Minneapolis, a suscité un vif émoi dans le monde et mis en ébullition les réseaux sociaux. Aux différentes manifestations qui ont été organisées dans plusieurs pays, dénonçant le racisme et les violences policières, s’est ajoutée une vague de contestation sur les réseaux sociaux d’une ampleur et d’une échelle inédites. Retour sur les étapes clés de cette mobilisation civique virtuelle.

L’industrie musicale se mobilise et lance le Black Out Tuesday

La mort de George Floyd, rappeur respecté de Houston, a profondément touché les acteurs de l’industrie musicale qui se sont rapidement mobilisés. Les fondateurs d’Atlantic Records, filiale de la maison de disque Warner Music Group, lancent alors le mouvement du « Black Out Tuesday », littéralement « Mardi Noir », appelant à une journée de pause contre le racisme et les violences policières.

Le hashtag #TheShowMustBePaused, sorte de contre-pied à l’adage “Show Must Go On” comme le rappelle Les Inrocks, apparaît au cours du week-end du 30 mai sur les réseaux sociaux et commence à être relayé par les comptes officiels d’artistes et de maisons de disques, même s’il sera progressivement remplacé par le hashtag #BlackOutTuesday. De Mick Jagger aux Strokes, en passant par Katy Perry, nombreux sont les artistes affichant leur soutien à la cause.

Le mouvement s’étend rapidement à d’autres secteurs, et de nombreux sportifs manifestent également leur soutien à l’instar de Lionel Messi, Kylian Mbappé ou encore Paul Pogba. En quelques jours, le mouvement devient viral et affole les compteurs.

Une mobilisation civique mondiale sans précédent

Si la mobilisation débute sur Instagram, elle se propage sur tous les réseaux sociaux, notamment sur Twitter. Rapidement, le volume de tweets s’envole et dépasse, le 3 juin, les 2 millions de tweets, avec un pic le mardi 2 juin « avec 1 760 691 publications sur cette unique journée, ce qui représente 73 362 tweets par heure, soit 1 223 tweets par minute ! », souligne VisibrainGraphique Visibrain BlackOutTuesday

Un chiffre qui donne le tournis et « qui comptabilise 2,5 fois plus de messages sur les 24 premières heures que ce qu’avait généré le #MeToo, sur une même période de temps ». Ce volume de tweets est pourtant bien inférieur au taux d’activité relevé sur Instagram, Visibrain dénombrant plus de 28 millions de posts sur le sujet, ce qui tord le cou à tous ceux qui ne voient en Instagram qu’un réseau superficiel de l’apparence.

Les marques s’engagent également mais sont taxées d’opportunisme

De nombreuses marques ne sont pas restées de marbre face à cet élan de solidarité. Parmi les pionnières, on peut citer Spotify qui a décidé d’inclure « 8 minutes et 46 secondes de silence » à ses programmes et playlists thématiques « en l’honneur » de George Floyd, soit le temps exact de son agonie sous le genou du policier Derek Chauvin. L’initiative d’une autre marque mondiale a également été abondamment commentée, celle de Nike, qui a posté une vidéo sobre et forte, détournant son slogan iconique, le Just Do It se transformant ici en For Once, Don’t Do It. Une vidéo relayée sur Twitter par son rival Adidas et accompagnée d’un message appelant à agir collectivement pour le changement.

Nombre de marques se sont également exprimées, ce qui a donné lieu à moult critiques sur les réseaux sociaux et dans les médias, d’aucuns dénonçant un phénomène d’opportunisme et de récupération, pointant notamment la faible mixité des membres du conseil d’administration de Nike ou le non-respect des droits des travailleurs dans la production de leurs produits. 

Une mobilisation virtuelle contre-productive ?

Le hashtag #BlackOutTuesday n’est pas le seul à avoir été utilisé. En effet, deux autres hashtags gravitent autour de #BlackOutTuesday : #BlackLivesMatter et #ICantBreathe. Si les mouvements de contestation sur les réseaux sociaux prouvent une fois de plus que les hashtags ont leur utilité, n’en déplaisent à leurs détracteurs, une mauvaise utilisation de ceux-ci peut toutefois s’avérer contre-productive. Or, dans le cas présent, c’est l’utilisation massive du hashtag #BlackLivesMatter qui a posé problème. Celui-ci est en effet utilisé depuis plusieurs années pour tenir informés les internautes et militants, mais aussi pour documenter la violence policière envers la communauté noire.

Ainsi, son utilisation conjointe avec le hashtag #BlackOutTuesday a eu pour effet de flooder les messages informatifs dans une vague de posts aux carrés noirs. Une pratique certes involontaire, mais qui n’en demeure pas moins dommageable, comme le souligne la militante Kenidra R. Woods sur ses réseaux : « Nous savons qu’il n’y a pas d’intention de faire du mal, mais pour être honnête, cela fait vraiment du mal au message. Nous utilisons ce hashtag pour garder les gens informés. S’il vous plait, arrêtez d’utiliser ce hashtag pour des carrés noirs », écrit Kenidra R. Woods.

Fake news et tentatives de parasitage

Comme on pouvait s’y attendre, le mouvement #BlackLivesMatter n’a pas fait l’unanimité et a été l’objet de tentatives de parasitage, que ce soient via des fake news ou encore l’émergence de hashtags racistes dans les trending topics. Un contre-mouvement mené par des Américains conservateurs a vu le jour sous le terme de « All Lives Matter ». Si l’analyse des comptes ayant lancé ce hashtag ne laisse guère de doute sur leurs intentions, notamment celle de minimiser le racisme, le hashtag a toutefois été largement repris par des internautes, sans connaître la portée politique qui se cachait derrière. D’autres hashtags plus explicites sont également apparus tels que #WhiteLivesMatter, #BlueLivesMatter en référence aux uniformes bleus des policiers américains, ou encore#WhiteOutWednesday en réaction au #BlackOutTuesday.

Pire encore, des internautes ont lancé un défi, le « George Floyd Challenge », consistant à rejouer la scène au cours de laquelle l’homme noir de 46 ans est mort. Un challenge qui a provoqué l’indignation sur les réseaux sociaux et a conduit Tik Tok, Facebook et Instagram à bloquer le hashtag #GeorgeFloydChallenge.

Les fans de K-pop à la rescousse

Face à ce contre-mouvement, un soutien aussi massif qu’inattendu est venu des fans de K-pop. Outre le fait que la K-pop est fortement inspirée et influencée par la musique et la culture noire, « les groupes de fans de K-pop sont principalement composés de personnes non blanches, considérablement queer, et très présentes sur les réseaux sociaux. La sensibilisation aux questions raciales et culturelles fait partie des caractéristiques principales des conventions de fans comme KCON », comme l’explique Michelle Cho, enseignante-chercheuse à l’université de Toronto et citée par Le Monde.

Les fans de K-pop ont ainsi décidé d’embrasser cette cause, et de mettre toutes leurs connaissances et leurs savoir-faire en matière de réseaux sociaux au profit de Black Lives Matter. Ils ont notamment détourné avec brio les hashtags précités en les floodant avec des images et des vidéos montages de leurs stars préférées. Une opération massive qui a dilué les messages d’origine associés à ces hashtags. Mais leur plus grand fait d’armes sera d’avoir fait tomber l’application de la Police de Dallas (iWatch Dallas), qui invitait les internautes à envoyer des vidéos d' »activités illégales » qui surviendraient durant les défilés. Comme sur Twitter, les fans de K-Pop se sont mobilisés en téléchargeant massivement l’application et en la polluant d’images de leurs idoles, ce qui a contraint la police de Dallas à la retirer.

Une mobilisation éphémère ou le signe d’un changement profond ?

Faut-il pour autant voir dans ces manifestations virtuelles, le signe d’une réelle prise de conscience et d’un changement profond et durable ? Rien n’est moins sûr car malgré l’ampleur du mouvement, plusieurs intellectuels afro-américains redoutent que cette ferveur ne soit que de courte durée. Kyra Gaunt, professeure à la University at Albany estime que « nous sommes uniquement dans le choc du moment, pas dans la réflexion de long terme », arguant que de Michael Brown à Ferguson en 2014, Freddie Gray à Baltimore en 2015, Keith Lamont Scott à Charlotte en 2016 : l’histoire se répète. Un avis que partage la chercheuse Meredith Clark pour qui « Il n’y a pas de prise de conscience profonde », concluant également que ce n’est qu’un « choc du moment ».

 

Thomas Osorio

Directeur digital